V'là la maison qui brûle (Nouvelle)

 

La porte du taxi claque derrière moi, le bourdonnement du moteur s’éloigne, vite recouvert par le vrombissement d’un avion au décollage.

Me voilà seule face à l’adversité. Seule sur le parking venteux de l’aéroport local, qui affiche crânement « NANTES ATLANTIQUE », en lettres gigantesques au sommet de sa façade, comme pour mieux m’impressionner.

J’empoigne ma valise à roulettes et je m’élance à l’assaut du géant en béton. La tête droite, je marche à grands pas et je double quelques voyageurs, histoire de montrer ma détermination.

« Tout va bien se passer... », mon frère me l’a répété une dizaine de fois au cours de ces derniers jours.

Ma valise de sept kilos et demi saute et sursaute en franchissant les trottoirs. J’ai vérifié son poids une bonne douzaine de fois avant mon départ et je connais les consignes de la compagnie par cœur : moins de dix kilos, avec dimensions de 55 x 40 x 20 maximum. Mais un doute subsiste encore… Pour les 55 cm en longueur, faut-il prendre en compte la poignée..., ou pas ?

Plus le temps de m’inquiéter à ce sujet, il est déjà trop tard. La porte automatique s’entrouvre et le géant me happe.

Me voilà dans les entrailles de la bête, éblouie par un immense panneau lumineux où clignotent diverses informations constituées de chiffres et de lettres entremêlés.

« Tu verras, c’est facile..., m’avait rassurée mon frère. Tout sera indiqué, tu n’auras qu’à repérer ton vol sur le panneau, puis le numéro de la porte d’embarquement qui lui sera affecté. »

Je n’ose pas sortir mes lunettes, calées au fond de mon sac à main, lui-même rangé dans un autre sac en bandoulière. Alors je plisse les yeux : Barcelone, porte d’embarquement numéro 32.

« Ensuite, avait continué mon frère, il te restera à suivre les flèches… Rien de compliqué ! »

Avec lui, tout est toujours simple. De bonnes fées ont dû se pencher sur son berceau à sa naissance ! Il est intelligent, débrouillard et à l’aise partout. Pas comme moi ! De plus, je ne prends jamais l’avion.

Quelle idée de se marier à Barcelone, alors que les noces auraient pu avoir lieu chez nous, en Bretagne… J’ai envisagé d’autres moyens de transport pour me rendre en Espagne. Malheureusement, ma phobie du train et des changements en gare équivaut à celle de l’avion. Quant à la voiture, n’en parlons pas, je suis trop anxieuse pour conduire seule sur une si longue distance.

Attention, voilà que je me déconcentre… Mes pensées commencent à me distraire, alors que je ferais mieux de suivre les flèches comme me l’a recommandé mon frère, si je veux éviter de me perdre.

Pas de chance ! Je vois des flèches partout, sur le sol, pendues au plafond, et dans toutes les directions !

Finalement, je choisis les flèches marquées au sol. Pas à pas, elles me conduisent au pied d’un escalator… fermé ! Zut, je n’avais pas prévu ce genre d’ennui ! Que faire ?

Deux femmes, plus âgées que moi, s’immobilisent à leur tour face au panneau « HORS SERVICE », mais l’incident n’a pas l’air de les déstabiliser. « On va prendre l’escalier…, suggère la première.

- Oui, un peu d’exercice, ça ne nous fera pas de mal ! rétorque la seconde. Allez zou, Barcelone, porte 32 ! »

Mon cœur s’emballe et ma valise s’affole : ces deux personnes prennent le même vol que moi ! Alors je leur emboîte le pas.

Trottinant à la suite de mes deux éclaireuses, je m’engouffre dans un entrelacs de couloirs virtuels délimités par des piquets enrubannés. Ma valise survole des plots dans les virages, au fil d’une curieuse déambulation en zigzag.

Le trajet aboutit enfin à la porte de contrôle des bagages. Je recompte mentalement mes liquides, rangés dans leur sachet en plastique transparent. Pourvu qu’ils ne dépassent pas un litre et que mes produits de toilette ne me soient pas confisqués !

Les deux femmes, toujours devant moi, ont déposé leurs clés, leurs téléphones et des pièces de monnaie dans un bac. Pourvu qu’on ne me demande pas de sortir tout le contenu de mon sac ! Si c’est le cas, je vais rater l’avion !

Me voilà de l’autre côté du portique. Tout s’est bien passé, je n’ai même pas été fouillée, mais la poignée de ma valise glisse maintenant au creux de ma main devenue moite.

Il ne me reste plus qu’à rejoindre la salle d’attente de la porte 32, quelques mètres plus loin. Je prends une grande inspiration. Tout se passe bien, tout va bien se passer...

La salle d’attente se veut accueillante, avec son immense baie vitrée donnant sur les pistes de décollage. Je m’installe dos au soleil, boudant le spectacle des avions prêts à s’envoler. La chaleur, à travers les vitres, parviendra-t-elle à détendre cette crispation douloureuse entre mes omoplates ?

Une partie de moi me conseille de me détendre, tandis qu’une autre m’ordonne de farfouiller mon sac, au cas où mon billet et ma carte d’identité se seraient volatilisés en chemin.

C’est bon, tout est là…

J’aimerais lire mais je ne parviens pas à me concentrer. Je relève la tête. À ma droite, une maman a du mal à contenir l’énervement d’une petite fille blonde qui s’ennuie. L’enfant chante des comptines en sautillant sur un pied, puis s’accroupit et se relève d’un bond comme une grenouille.

Face à moi, une femme d’une soixantaine d’années remplit une grille de mots fléchés. Elle tousse et éternue fréquemment. Je sors un masque et la regarde avec insistance, jusqu’à ce qu’elle comprenne mon inquiétude. Gênée, elle se décide à se masquer à son tour.

À ma gauche, mal vêtu et affublé d’une barbe noire mal taillée, un jeune homme compose un numéro de téléphone. De sa main libre, il gratte ses cheveux noirs et lance quelques regards méfiants autour de lui.

Soudain, la petite fille blonde éclate en sanglots : « Maman, maman… ! J’en ai assez, je veux sortir de là ! ». Sa mère lui présente un album illustré et commence à lui conter l’histoire d’une princesse qui tente d’échapper à d’affreux dragons.

De l’autre côté, le jeune homme aux vêtements crasseux entame sa conversation téléphonique. Il parle à voix basse, une main aux ongles sales sur sa bouche, comme s’il était effrayé à l’idée que je puisse entendre ses paroles.

La salle d’attente n’est pas climatisée, j’ai trop chaud, j’aurais dû choisir une place à l’ombre. Je scrute les portes dans l’espoir de trouver des toilettes où me désaltérer. J’hésite… Est-il prudent de laisser ma valise ou vaut-il mieux l’emporter avec moi ? Ce jeune homme ne m’inspire pas confiance…

Ses chuchotements parviennent à mes oreilles : « Oui, je suis prêt et toujours autant déterminé ! Pour sûr, ça va péter ! »

En un instant je comprends tout, cet homme est un terroriste ! J’aurais dû m’en douter plus tôt, en voyant son accoutrement et cette étrange protubérance en haut de sa cuisse droite ! Il dissimule une bombe dans la poche de son jogging, j’en suis certaine !

L’explosif sera passé inaperçu au contrôle. Rien de surprenant, le personnel a fait preuve de laxisme, j’ai pu le constater… Le contenu de mon sac n’a pas été vérifié et je n’ai même pas été fouillée. Maintenant, nous en payons les conséquences. D’ici peu, nous allons tous périr dans les flammes !

La chaleur est devenue insupportable, mes vêtements collent à ma peau trempée de sueur, j’ai besoin d’eau mais je n’ose plus bouger. Comment réagir face à cette situation ?

Il faudrait que je puisse interpeler, discrètement, un agent de sécurité, ou même un simple employé. Mon regard scanne la salle d’attente, à la recherche d’un sauveur.

Une hôtesse vient d’ouvrir la porte du couloir d’embarquement. Les passagers installés à l’avant de l’avion sont appelés en priorité. J’ai du mal à me déplacer, mes jambes tremblent et j’ai des vertiges.

Le terroriste s’est levé lui aussi. Il me suit ! Autour de moi, les murs se déforment, ondulent et s’affaissent, tandis que le sol m’engloutit.

Me voilà allongée sur le carrelage, entourée de voyageurs inquiets pour ma santé. La barbe noire mal taillée est penchée sur mon visage. Elle esquisse un sourire : « Ça va mieux, Madame ? Vous nous avez fait peur... ».

Ma gorge sèche étouffe mes cordes vocales, je suis incapable de répondre. Le jeune homme aux ongles sales extirpe alors un objet de sa poche droite et me le tend, gentiment : « Tenez, j’ai acheté une canette de soda au distributeur. Un peu de boisson sucrée, ça ne vous fera pas de mal... »

Plus loin dans l’allée, indifférente à mes tourments, la petite fille blonde continue à sautiller, chantant à tue-tête une nouvelle comptine : « Au feu les pompiers, v’là maison qui brûle, au feu les pompiers, v’là la maison brûlée. C’est pas moi qui l’ai brûlée, c’est la cantinière. C’est pas moi qui l’ai brûlée, c’est le cantinier. »


 


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